Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne pouvait espérer l'aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation. Si l'un d'entre nous, par hasard, essayait de se confier ou de dire quelque chose de son sentiment, la réponse qu'il recevait, quelle qu'elle fût, le blessait la plupart du temps. Il s'apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose. Lui, en effet, s'exprimait du fond de longues journées de rumination et de souffrances et l'image qu'il voulait communiquer avait cuit longtemps au feu de l'attente et de la passion. L'autre, au contraire, imaginait une émotion conventionnelle, la douleur qu'on vend sur les marchés, une mélancolie de série. Bienveillante ou hostile, la réponse tombait toujours à faux, il fallait y renoncer. ou du moins, pour ceux à qui le silence était insupportable, et puisque les autres ne pouvaient trouver le vrai langage du coeur, ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. Là encore, les douleurs les plus vraies prirent l'habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation. C'est à ce prix seulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir la compassion de leur concierge ou l'intérêt de leurs auditeurs.
Albert Camus, La Peste, Gallimard, 1996, pp.88-89
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