« C’est une idée amère, mais il faut bien le constater : le goût de l’amertume vient avec les années. Cela relève peut-être purement de la physiologie. Peut-être. Il y a des exceptions, comme en orthographe, mais c’est
ainsi : on a rarement vu des écoliers faire la fine bouche devant les bonbons de la boulangère, que leur préférence aille aux rouleaux de réglisse
incrustés d’une pastille rose, aux crocodiles d’un vert ou d’un jaune presque phosphorescents, ou bien à ces petites langues parfumées au fruit de
la Passion, saupoudrées de neige acide. Tout cela est d’autant plus tentant
que les parents se veulent très dissuasifs à l’égard de ces merveilles censées
promettre un avenir redoutable. Mais les enfants vivent au présent, ou
bien au futur proche. Préadolescents, ils gagnent en liberté. Dans les fastfoods, le pain américain et le ketchup ne sont jamais trop sucrés. Et puis le
temps file. Dans les festivals de rock, on leur servira seulement de la bière,
et que s’est-il passé ? Quelques années auparavant, ils pinçaient les lèvres
de dégoût devant la boisson fermentée qui tout à coup les désaltère.
(Fin du texte pour les cadets et les juniors.)
Les effluves du houblon soudain appréciés, c’est bien le début d’une tout
autre histoire. Les foudres engrangés dans les caves des abbayes wallonnes ne seront bientôt plus seuls en cause. Le goût adulte fait son miel des
bizarreries les moins ragoûtantes : champignons kaki pour la couleur,
spongieux quant à la texture, et pour l’odeur… Quand la pourriture se fait
noble, c’est l’apogée triomphal du mycologue, de l’œnologue, du fromager, de tous ces gastronomes qui ont quitté leur culotte courte pour parler
gravement des plaisirs haut de gamme, de la psalliote et du clitocybe, de
l’appenzell ou du géromé. Quelque rares qu’ils puissent paraître, les noms
que j’ai choisi d’inviter ici font l’ordinaire jubilatoire des spécialistes.
L’âge venant, le « C’est un peu sucré ! » prend des allures de reproche,
voire même de constat rédhibitoire. Les huîtres et les œufs d’esturgeon
tiennent le haut du pavé, et le vrai foie gras, celui dont la fausse douceur
exhume un goût de fiel. Même les charmes anciens du chocolat sont dé-
voyés avec des taux ébouriffants de cacao.
L’amer apaise les adultes. À raffiner avec lui, ils se consolent du bonheur
qu’ils n’auront pas trouvé. Mais le parcours n’est pas bouclé. À ceux qui
connaîtront le très grand âge un goût d’enfance reviendra. Et ils pourront
enfin sucrer les fraises en toute impunité. »
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