L’année précédente, je n’avais rien écrit. Je voulais absolument me remettre à un travail sérieux : mais lequel? Pourquoi ne fus-je pas tentée de m’essayer à la philosophie? Sartre disait que je comprenais les doctrines philosophiques, celle d’Husserl entre autres, plus vite et plus exactement que lui; en effet, il tendait à les interpréter d’après ses propres schèmes; il n’arrivait que difficilement à s’oublier et à adopter sans réticence un point de vue étranger. Moi, je n’avais pas de résistance à briser, ma pensée se modelait tout de suite sur celle que j’essayais de saisir; je ne l’accueillais pas passivement : dans la mesure même où j’y adhérais, j’en apercevais les lacunes, les incohérences, comme aussi j’en pressentais les possibles développements; si une théorie me convainquait, elle ne me restait pas extérieure; elle changeait mon rapport au monde, elle colorait mon expérience. Bref, j’avais de solides facultés d’assimilation, un sens critique développé, et la philosophie était pour moi une réalité vivante. Elle me donnait des satisfactions sur lesquelles je ne me blasai jamais. Cependant, je ne me considérais pas comme une philosophe; je savais très bien que mon aisance à entrer dans un texte venait précisément de mon manque d’inventivité. Dans ce domaine, les esprits véritablement créateurs sont si rares qu’il est oiseux de me demander pourquoi je n’essayai pas de prendre rang parmi eux : il faudrait plutôt expliquer comment certains individus sont capables de mener à bien ce délire concerté qu’est un système et d’où leur vient l’entêtement qui donne à leurs aperçus la valeur de clés universelles. J’ai dit déjà que la condition féminine ne dispose pas à ce genre d’obstination.
Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Collection Folio, Tome 1, Gallimard, 1960, pp. 255 –256.
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